Carmen Zahn est chercheuse et enseignante en médias numériques dans les domaines du travail et de l’éducation. Après la Journée sur la qualité qui a eu lien fin octobre, nous avons pu approfondir avec elle le thème «Apprentissage et interaction sociale – Communication en ligne et sur site». Dans cet entretien, vous pourrez découvrir les recommandations de cette experte reconnue à l’intention des prestataires de formation continue et des formatrices et des formateurs.
Madame Zahn, dans vos travaux de recherche, vous vous intéressez à la communication et aux interactions sociales dans des environnements de travail et d’apprentissage. Quelle importance la numérisation revêt-elle dans ce cadre?
La numérisation ainsi que les médias et les outils numériques jouent un rôle très important dans les environnements de travail et d’apprentissage. Concernant l’apprentissage, le rôle des nouveaux médias fait l’objet de recherches depuis les années 1990. Les possibilités et les limites des fonctions numériques spécifiques sont toujours au centre des études. Ainsi, les vidéos interactives permettent de visualiser des éléments ou des processus que nous pourrions difficilement percevoir à l’œil nu, par exemple les cellules en biologie ou les phénomènes météorologiques complexes en géographie.
Et comment les interactions humaines se déroulent-elles dans ce cadre?
Les possibilités d’interactions sociales entre les apprenants lors du visionnement de vidéos sont très limitées si on ne les complète pas par des moyens autres que numériques. Si l’on souhaite que les participants profitent d’interactions sociales entre eux, lors de l’apprentissage avec des vidéos par exemple, il faut alors prendre en compte cet aspect dans la pratique et utiliser des outils spécifiques complémentaires. Dans les cours en présence, on peut, dans ce contexte, étudier des vidéos, en discuter et les traiter en petits groupes. Dans l’apprentissage en ligne, on peut recourir à des outils de discussion ou de messagerie instantanée. Les médias et les outils numériques jouent donc un rôle important pour soutenir les processus d’apprentissage concrets.
Quelle est l’importance de la communication et en particulier des interactions sociales dans la réussite et la qualité des processus d’apprentissage de manière générale?
Elles ont une très grande importance et à plusieurs égards. D’abord, il existe des interactions sociales qui font partie du contenu d’apprentissage, comme par exemple: les compétences en communication. Ces dernières peuvent idéalement être acquises à l’aide d’interactions sociales ce, avec des jeux de rôle et des séquences de discussion. Deuxièmement, les interactions sociales nous aident à comprendre les contenus d’apprentissage et contribuent à la construction des connaissances. Lorsque les apprenants échangent à propos d’un thème, ils expriment leur compréhension du fait en question. Puis, ils partagent leur perception – parfois leurs divergences – de ce même fait à partir de la perspective des autres apprenants.
La transformation de nos connaissances sous la forme verbale ou écrite développe déjà l’apprentissage. Les interactions sociales mettent aussi en évidence d’éventuels conflits sociocognitifs lorsque les apprenants sont confrontés à des perspectives qui diffèrent de la leur. La résolution de ces conflits sociocognitifs permet un apprentissage commun. Alors, de nouvelles connaissances et des solutions auparavant inconnues peuvent aussi être élaborées de cette manière.
Cette forme d’apprentissage et de communication peut plus facilement être mise en place dans des situations en présentiel. Qu’est-ce qui est différent avec la communication par l’intermédiaire d’un ordinateur lors d’une session en ligne?
La principale différence réside dans la disponibilité de stimuli sociaux. En psychologie de la communication, on part du principe que les individus interprètent selon deux niveaux le comportement en matière d’interactions sociales dans des situations de communication: un niveau se rapportant au contenu et un niveau social. C’est ce qu’affirme la théorie de Paul Watzlawick. Le niveau se rapportant au contenu concerne les informations concrètes. Le niveau social concerne quant à lui la relation entre les personnes impliquées dans la communication.
Nous connaissons tous des exemples au cours desquels nous avons été perturbés par la manière dont quelqu’un nous parlait, pas par le contenu de ses propos. Ce «comment» se transmet via les stimuli sociaux: la voix, le langage corporel, le toucher, le mouvement dans l’espace, etc. La plupart des personnes envoient et interprètent chacun de ces stimuli lorsqu’elles interagissent socialement. Dans les situations en présentiel, le nombre de stimuli sociaux disponibles est très élevé: Les partenaires de communication peuvent, si leurs canaux sensoriels le permettent, percevoir le langage corporel complet, les regards, tous les niveaux de ton et les nuances de ton, les odeurs, les contacts, etc. de leurs homologues. Ils classent ainsi les interactions sociales sous forme de vision globale.
En revanche, lors de sessions en ligne, ces stimuli sont filtrés: dans les visioconférences, les messageries instantanées, les textos, les e-mails, etc., certains stimuli sociaux ne sont pas complètement perceptibles, comme, le langage corporel par exemple. Les personnes impliquées essaient alors de compléter mentalement ces stimuli, ce qui explique d’ailleurs en partie la «fatigue Zoom». Sinon, des lacunes se forment dans l’évaluation de la situation globale. Cela peut entraîner une certaine incertitude au niveau relationnel.
L’absence de stimuli sociaux peut-elle aussi présenter des avantages?
Certaines personnes, par exemple les individus très timides, communiquent plus facilement en ligne. Elles préfèrent même rédiger un e-mail plutôt que s’adresser directement à la personne. Dans certaines situations sociales, disposer de ce temps de réflexion avant de répondre peut s’avérer utile, par exemple pour un client dans une situation d’achat. Dans les situations en ligne, on dispose de marges de manœuvre qui n’existent pas dans les formats en présentiel. Cela vaut aussi pour les situations d’apprentissage. Et toujours à propos d’apprentissage: c’est aussi une question d’habitude et d’entraînement. Les personnes qui passent beaucoup de temps en ligne sont de toute façon plus à l’aise avec la communication en ligne que les personnes non habituées à cette forme de communication.
Comment favoriser les interactions sociales dans des formats en ligne à l’aide de la communication par l’intermédiaire d’un ordinateur?
Différents médias numériques permettent ou empêchent différents stimuli sociaux. On parle aussi de «richesse» des formats en ligne. Cette richesse présente différentes conséquences – positives et négatives – en matière d’interactions sociales. Il ne faut pas oublier que la communication par l’intermédiaire d’un ordinateur offre aussi de toutes nouvelles possibilités, parmi lesquelles la réalité virtuelle. On peut par exemple utiliser des avatars qui peuvent être conçus de manière créative et qui permettent parfois une toute nouvelle «corporalité». Autre exemple: les émoticônes bien connus, utilisés dans les textos et les e-mails. Il s’agit de stimuli sociaux qu’il est possible de concevoir de manière créative dans des formats en ligne ou spécialement pour la communication en ligne.
La communication par l’intermédiaire d’un ordinateur peut donc permettre des interactions sociales dans des formats en ligne?
Oui. Pour cela il faut vérifier de manière ciblée quelles fonctions sont importantes dans quelle situation (d’apprentissage). Une bonne liaison audio ou une excellente qualité de son est-elle importante? La visibilité du langage corporel est-elle importante? La possibilité de traiter un texte de manière collaborative est-elle importante? Des petits groupes sont-ils préférables à un grand groupe? Quels sont les stimuli sociaux nécessaires pour que la situation sur le plan social soit suffisamment claire? Quels sont les éléments créatifs et fonctions techniques offerts par le média?
Les participants disent souvent qu’ils ont peu, voire pas du tout de contacts personnels et d’interactions sociales dans les formats en ligne. En plus des éléments créatifs que vous venez de citer, existe-t-il d’autres possibilités pour créer une proximité sociale dans des formats d’apprentissage en ligne?
D’après mon expérience, les petits groupes, par exemple les sous-groupes dans des visioconférences, sont préférables à des visioconférences en réunion plénière. Des exercices « brise-glace » ludiques avec des caméras vidéo et des émoticônes sont aussi une possibilité. De manière générale, j’accorderais beaucoup d’importance à l’échauffement du groupe. Par exemple, toutes les personnes disent quelque chose sur elles-mêmes lors d’une visioconférence ou d’une situation en réalité virtuelle. L’interaction dans des environnements 3D similaires à la réalité virtuelle permet une approche ludique. J’ai eu des résultats concluants avec cette méthode.
Dernière chose, tout aussi importante: les formats d’apprentissage hybride offrent de multiples possibilités. Je recommanderais un mélange qui alterne formats en ligne et formats en présentiel et j’accorderais une importance particulière à des transitions de qualité entre ces formats, par exemple par des exercices de transition adaptés.
Existe-t-il des thèmes ou des processus d’apprentissage qui, en raison des possibilités de communication particulières, ne doivent pas être proposés ou réalisés dans des formats en ligne si l’on souhaite garantir un apprentissage de qualité?
Je ne peux pas l’exclure complètement, mais je dirais toutes les activités qui exigent une pratique physique commune et/ou qui comportent des risques, comme l’apprentissage de la natation. De même, les cours de théâtre, la danse, l’apprentissage d’un instrument de musique ou les exercices de sécurité ne sont que partiellement adaptés à un format en ligne.
Sur le plan de la communication: quels sont les aspects particulièrement importants selon vous dans les formats d’enseignement hybride? Qu’est-ce qui est nécessaire pour garantir la qualité des processus d’apprentissage?
Lors de l’enseignement hybride, la principale difficulté est l’intégration sociale du groupe qui se trouve dans la pièce et des participants qui rejoignent l’événement en ligne. Un formateur seul peut difficilement surmonter ce dilemme car celui-ci regroupe différentes activités très exigeantes sur le plan cognitif, qui doivent être exécutées simultanément et qui entraînent un surmenage cognitif. Idéalement, il est donc préférable de prévoir une co-animation. L’un des intervenant assure par exemple le rôle de modérateur de la messagerie instantanée pour les personnes extérieures qui rejoignent l’événement en ligne. Cette personne agit presque comme leur «représentant» dans la salle.
Une approche participative peut également être utile: on demande à un groupe de participer à la création du format d’apprentissage hybride. La responsabilité sociale du groupe est alors portée par plusieurs personnes. De petits groupes peuvent «accueillir» les participants à distance dans la situation en présentiel, et ce au sens propre du terme: le(s) participant(s) à distance est/sont présenté(s) dans la visioconférence par l’entremise d’un ordinateur portable.
Quels sont les groupes cibles qui possèdent des compétences prédestinées à la réussite des processus d’apprentissage en ligne ou assistés par ordinateur?
Les personnes qui ont envie d’apprendre, qui sont curieuses et ouvertes, et celles qui souhaitent acquérir des compétences numériques. Les personnes qui ont un goût pour la technique et qui sont ouvertes à la nouveauté. En revanche, c’est moins le cas pour les groupes cibles qui tolèrent moins les erreurs et qui ont des exigences trop élevées et ceux qui ont une approche fortement orientée sur la consommation et qui défendent le point de vue suivant: «l’enseignant doit m’apprendre quelque chose, ce n’est pas à moi de faire des efforts».
D’après une enquête qualitative de la FSEA, des facteurs comme la flexibilité, la participation et les compétences (numériques et didactiques) exigées pour les formateurs sont des tendances importantes en ce qui concerne les besoins d’apprentissage des participants.
Comment les besoins d’apprentissage des participants vont-ils évoluer dans un avenir proche? Pouvez-vous partager une prévision?
D’après moi, les besoins qui auront une importance de plus en plus grande sont la flexibilité, la participation et les compétences numériques. Et selon mes prévisions, il faudra aussi développer tout particulièrement la créativité des apprenants. Ces derniers peuvent (et veulent le plus souvent) exprimer leur créativité. Ils ne veulent pas seulement écouter et regarder. Cette créativité a un effet stimulant, elle crée un contexte agréable et encourage l’apprentissage. Grâce aux médias numériques, on peut intégrer de nouveaux outils créatifs et encourager l’apprentissage créatif, par exemple par des visualisations à la place de simples textes.
Comment les prestataires de formation continue peuvent-ils répondre aux besoins d’apprentissage hétérogènes et toujours plus variés des participants et garantir dans le même temps des offres de qualité?
Je trouve que l’enquête de la FSEA qui consiste à interroger les apprenants à propos de leurs besoins est une étape importante. Il serait aussi judicieux d’interroger les formateurs et de renforcer leurs compétences numériques et leur créativité. Par compétences numériques, je ne veux pas seulement dire les fonctions purement techniques et les solutions logicielles, mais les fonctions sociocognitives des outils numériques afin de soutenir les processus d’apprentissage souhaités. Cela nécessite des approches spécifiques de «conception de l’apprentissage» et cela ne peut pas être assimilé à des compétences didactiques traditionnelles. La créativité exige du courage et de la confiance en soi. C’est pourquoi je recommande une réflexion avec les formateurs pour qu’ils prennent conscience de leur rôle et qu’ils renforcent cette prise de conscience.
Enfin, je recommande aux prestataires de formation continue de développer des stratégies de numérisation qui ne se limitent pas à l’infrastructure technique, mais qui considèrent la numérisation comme un processus qui fait évoluer les individus et l’organisation. Ce processus n’est pas nécessairement déterminé par les technologies numériques. On peut parfaitement le concevoir en développant des stratégies globales avec les objectifs qui vont avec.
Entretien: Ueli Bürgi
Informations personnelles:
Carmen Zahn enseigne depuis 2011 la psychologie du travail et de l’organisation à la FHNW Haute école de psychologie appliquée d’Olten. Elle a étudié la psychologie et les sciences des médias. À la FHNW, elle est chercheuse et enseignante dans les domaines des médias numériques, de la coopération, du savoir et de l’apprentissage.
Image : Prof. Dr. Carmen Zahn